Les larmes oubliées

Les larmes oubliées La persécution des juifs varois 1940-1944

By TV83.info -Juil 16, 20221

À juste titre la France se souvient  ces jours-ci de la rafle du Vel d’Hiv les 16 et 17 juillet 1942 à Paris. Plus de 8 000 Juifs, arrêtés, furent envoyés vers le palais des sports du Vélodrome d’Hiver, dans le XVe arrondissement, à deux pas de la tour Eiffel, avant d’être déportés. L’expression « rafle du Vel d’Hiv » s’est imposée dans la mémoire collective, au point de devenir le principal repère mémoriel sur la France des années noires. À partir de recherches menées dans des archives inédites ou rarement explorées on peut   désormais retracer l’histoire de cette rafle telle que l’ont vécue juifs pourchassés et policiers traqueurs, depuis sa planification dans les bureaux de Vichy jusqu’à son déroulement heure par heure dans les rues parisiennes.

Mais on oublie un peu que  ce triste épisode  s’est propagé comme une onde noire dans tout le territoire français à l’exception de la Corse qui, elle, a su sauver l’honneur du pays en ne dénonçant aucun juif. Petit rappel  historique pour le département du Var.

Les juifs du Var
On observe une présence juive dans le Var depuis l’empereur Tibère  et pendant tout le Moyen Age. Persécutés au moment de la grande peste  puis chassés, les juifs reviennent au XVIe siècle et vivent en bonne intelligence avec la population du territoire. Certains participent au mouvement des lumières au XVIIIe siècle et à la Révolution française. Ils sont complétement intégrés au XIXe siècle et vivent le judaïsme en langue provençale jusqu’à la première guerre mondiale sans problème.

Jean Marie Guillon historien

Selon le bel article de référence de Jean Marie Guillon*,  qu’ils soient Français ou étrangers, les juifs résidant dans le Var, entre 1910 et 1930, ne constituent pas une minorité organisée.  Des familles de commerçants ont pignon sur rue dans le centre de Toulon à Hyères, Brignoles ou Draguignan et sont insérées dans la bourgeoisie locale. Certains de leurs établissements sont parmi les plus notoires de Toulon, grands magasins comme Les Dames de France, Priséco, Bouchara, ou entreprises industrielles comme Les Cafés Maurice. La plupart des juifs varois travaillent dans le commerce et l’artisanat. Ils sont environ 300 à Toulon en avril 1941, dont une centaine d’étrangers. Le recensement de l’été 1941 décompte 1 856 juifs dans  tout le Var.

Une population surveillée
Avec Vichy, s’installe un régime policier. Le nombre d’enquêtes menées sur les juifs  est considérable. Ils sont soupçonnés, non sans raison, de n’être pas favorables au nouveau régime. Leurs courriers et leurs communications téléphoniques sont contrôlés. Cette population est très majoritairement française (1 352, soit 73 %). Les 504 étrangers se répartissent principalement entre Toulon (127), Saint-Raphaël (73), Hyères (40), Bandol (34), Sainte-Maxime (25). Si leur pourcentage par rapport aux Français juifs se situe entre 25 et 37 % dans la région toulonnaise et les stations à clientèle régionale de l’Ouest (Bandol, Sanary), il atteint un niveau plus élevé dans les « grandes » stations de l’Est (plus de 60 % à Saint-Raphaël et Hyères, plus de 40 % à Sainte-Maxime).

L’antisémitisme politique dans le Var
Avant-guerre, l’antisémitisme est présent  sans être  spécialement virulent. La « drôle de guerre » – qui connaît pourtant une sorte de pré-Révolution nationale – le confirme. Si le docteur Freze, maire de Sainte-Maxime, est visé par une pétition le 15 février 1940, ce n’est pas ouvertement  parce qu’il est juif, mais parce c’est un élu du Front populaire et en même temps un juif. Émanant de la droite extrême, cette initiative préfigure ce qui se multipliera sous Vichy, car les dénonciations viennent essentiellement de ce milieu-là, sectaire et xénophobe, à qui le nouveau régime donne du pouvoir et de l’influence.

Les divers actes d’hostilité, les manœuvres de la Légion française des combattants qui est le fer de lance de la « révolution » pétainiste et de la revanche politique, les articles des très réactionnaires journaux locaux (Le Var à Draguignan, Le Progrès républicain à Brignoles ou Le Palmier à Hyères) et même les chroniques locales des journaux d’extrême droite (Gringoire, L’Émancipation nationale, hebdomadaire du Parti populaire français – PPF) visent d’abord les communistes, les élus socialistes, les francs-maçons, les juifs et, globalement,  tous les étrangers.

Une minorité livrée à la vindicte populaire.
L’opération anti-marché noir lancée par Vichy entre la fin avril et juillet 1941 se solde globalement dans les Bouches-du-Rhône, le Var et les Alpes-Maritimes par 61 internements et 632 assignations à résidence de juifs étrangers, elle ne se traduit dans le Var que par 18 assignations. Cette opération, lancée à fins d’annonce, pour satisfaire ce que l’on pense être le sentiment populaire, cherche à ancrer l’idée que les étrangers en général et les étrangers juifs en particulier constituent des éléments corrupteurs par nature. Il faut justifier l’antisémitisme devenu une réalité officielle. Il faut donc donner de la consistance à la catégorie bouc émissaire « juif », ainsi offerte en pâture à l’opinion. Mais ce n’est qu’une des catégories « dangereuses », comme les communistes, les étrangers ou les délinquants de droit commun. Malheur à celui qui est à la fois juif, communiste, franc maçon, homosexuel, étranger…

Intensification des rafles dans le Var
Les rafles qui vont débuter dans le Var confirment cette orientation avec le même objectif qui est moins de réprimer (car réprimer quoi ?) que de désigner à la vindicte. En réplique aux attentats commis dans l’autre zone contre les occupants, une grande opération policière est menée dans toute la zone non occupée le 10 décembre 1941. Dans la seule région toulonnaise, 514 « suspects » sont contrôlés. Ce grand déploiement de force aboutit à 23 propositions d’internement dont 5 parmi les 87 étrangers juifs contrôlés. La propagande officielle accompagne ces initiatives et leur donne sens. Le quotidien toulonnais, Le Petit Var, publie le 19 novembre un article intitulé « Le Juif » où l’on explique que se protéger des juifs  c’est protéger la nation, un « devoir chrétien autant que national ». Cet article marque une inflexion vers une stigmatisation plus régulière des juifs par les propagandistes locaux, notamment ceux de la Légion des combattants qui y reviennent assez systématiquement dans leurs chroniques ou leurs propos publics en 1942.

Abraham  Schrameck
Durant l’été 1940 de  jeunes militants hyérois du PPF provoquent des incidents au Lavandou au printemps et au début de l’été 1941. Ils entendent surveiller le sénateur des Bouches-du-Rhône, ancien ministre de l’Intérieur franc maçon et l’une des « bêtes noires » de l’extrême droite, Abraham Schrameck, astreint à résider là depuis décembre 1940. Ils agressent des réfugiés juifs installés dans un café sous prétexte de contrôler qu’ils ne boivent pas d’alcool un jour « sans ». À Beauvallon, sur la commune de Grimaud, dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre suivant, la statue de Bernheim, fondateur de ce domaine huppé, est brisée à coups de marteau, de la propagande pétainiste et des papillons antisémites sont dispersés tout autour. Les auteurs sont deux étudiants de Sainte-Maxime, déjà repérés au printemps pour avoir diffusé des tracts de cette tendance. À Toulon, en mai 1942, c’est encore le PPF qui fait coller des papillons sur  tous les magasins juifs.

Reynaldo Hahn.
Le compositeur Reynaldo Hahn, l’auteur de Ciboulette qui réside à Toulon est interdit d’activité professionnelle dès octobre 1941. Il est chassé publiquement de l’Opéra de Toulon en pleine représentation par des nervi sans que le public ne s’en émeuve… Le conseil de l’Ordre des médecins dont l’un des piliers – trésorier puis secrétaire général – n’est autre que le responsable départemental du PPF pourchasse les médecins juifs en activité. Le 6 mai 1942, le président du conseil de l’Ordre précise que sept médecins sont interdits depuis quelques jours. L’un des exclus, le Dr Mossé, bien connu à Toulon, restera dans le collimateur des antisémites. En 1943, il est dénoncé à la direction départementale de la Légion parce qu’il chercherait à reprendre son activité. Là encore les varois semblent accepter ces mesures discriminatoires.

Des listes de juifs fournies par la préfecture
Préparée dans la plus grande discrétion, la principale opération contre les juifs étrangers a lieu, comme ailleurs, les 26 et 27 août 1942, à partir de listes fournies par la préfecture. Elle se fera avec zèle et efficacité. La traque est essentiellement le fait de la police française. Sur les 133 arrestations de juifs présumés répertoriées jusqu’à l’été 1944, 92 ont lieu entre septembre et octobre. Près de 60 % sont effectuées entre Bandol et Carqueiranne, dont 34 à Toulon. Les juifs étrangers ou nés à l’étranger constituent la majorité. Ce sont souvent des familles entières qui sont raflées ou des hommes dont la fausse identité est découverte. Au moins 33 sont morts en camps, chiffres très inférieurs à la réalité. Parmi ceux-ci l’ancien maire de Sainte-Maxime, le Dr Freze qui mourra à Buchenwald.

Le clergé varois approuve les persécutions
La majorité des varois assiste à ces faits  soit avec passivité par crainte soit  en condamnant en privé. On peut dire que quasiment toute la droite et l’extrême droite varoise accepte la persécutions des juifs (peut-être pas l’extermination). La nuance est importante. Notons l’attitude  particulièrement veule de  l’évêque de Fréjus-Toulon, Mgr Gaudel, qui a déclaré au préfet de l’époque en  octobre 1942. « Qu’il estimait n’avoir pas à prendre parti dans la question du rassemblement des juifs et qu’il considérait que la manière dont les opérations avaient été conduites dans son diocèse était empreinte de toute l’humanité qu’il devait chrétiennement souhaiter ». Quelle belle âme chrétienne !

Participation juive à la résistance varoise
On peut signaler le rôle de  Jacques Veil, réfugié avec sa famille à Fayence, qui crée le réseau Phalanx dans le Var, qui est pris en mission dans l’arsenal de Toulon le 27 novembre 1943 et qui sera assassiné à Marseille par la Gestapo, à la rue Paradis, dans la nuit du 10 au 11 janvier 1944. Ou encore  la distribution d’un tract – « Contre les crimes nazis » – signé « Mouvement de solidarité et de résistance aux persécutions racistes et à la déportation », en février 1943 à Sanary. Cette distribution est à relier à la présence dans la commune de Grégoire Spoléansky, que la police surveille quelque temps après. Ce jeune professeur de philosophie, communiste, est l’un des responsables de l’Union des juifs pour la résistance et l’entraide (UJRE) dans la région. Il sera lui aussi exécuté par les Allemands au début janvier à Nice.

Le tournant de 1943
Pourtant à mesure que la présence allemande devient plus lourde, notamment après le retrait de l’armée italienne qui, paradoxalement, a protégé les juifs de Provence dans une certaine mesure, la population varoise évolue. La résistance s’organise mieux dans tout le département.

Les juifs ne sont pas aimés  mais les familles varoises s’insurgent  contre les déportations et notamment celles des enfants. Le petit village des Mayons, dans les Maures a protégé David Sukermann, un juif réfugié de Toulon. Personne ne l’a dénoncé. A Comps également, Abraham Monscheim a été sauvé  par la population. La médaille des Justes a été remise, à titre posthume, au maire Étienne Arnaud d’un autre village, Belgentier, dans la vallée du Gapeau. Celui-ci, avait hébergé et aidé  toute une famille de minotiers, les Béja, de la commune voisine de Solliès-Pont. Là encore, toute la population le savait. Ces actes n’ont pas été nombreux mais ils ont existé ce qui nous empêche de désespérer totalement.

En conclusion Jean Marie Guillon écrit : « Département  ordinaire  du point de la question des juifs pendant la période de la guerre, le Var n’est pas dénué d’intérêt cependant. Son cas permet de vérifier les étapes de la tragédie et de mesurer le rôle des vichystes dans la désignation d’une population que les nazis vont vouer à l’extermination. »

Ajoutons que l’attitude de l’extrême droite politique durant cette période reflète assez bien, en miroir, certaines prises de position actuelle. Les temps changent, les contextes évoluent, les erreurs persistent. La mémoire est nécessaire. Est-elle suffisante ?

Jean François Principiano