Jean Dubuffet et l'art brut
Exposition au centre Beaubourg

samedi 6 avril 2002

 

 



 

 

 

1901. Jean Dubuffet naît au Havre dans une famille de négociants en vins.

1918-1923. A Paris, il pénètre dans le monde artistique et rencontre Gris, Léger, Masson et Kahnweiler.

1924-1942. Ayant renoncé à une carrière artistique, il reprend le négoce en vins familial, qui connaît une crise en 1937 et un fort développement durant l'Occupation.

En 1939, il épouse Emilie Carlu, " Lili " dans ses lettres et son oeuvre. 1944. Grâce à Jean Paulhan, il réalise sa première exposition personnelle chez René Drouin : le succès de scandale est immédiat, alors que sa notoriété grandit très rapidement. 1947-1948. Entre des séjours au Sahara, il commence la collection de l'art brut et expose les Portraits.

1950. Période des Corps de dames.

A partir de cette année, la production de Dubuffet s'accomplit par séries successives : Sols et terrains (1951), Lieux momentanés (1952), Pâtes battues (1953)...

1954. Dans ses Petites statues de la vie précaire, Dubuffet emploie des éléments naturels assemblés. 1957. Début de la série des Texturologies, suivie à partir de 1959 des Matériologies.

1960. Rétrospective au Musée des arts décoratifs.

1962. Installation de la collection de l'art brut rue de Sèvres.

Début du cycle L'Hourloupe, qui ne prend fin qu'en 1974, après avoir donné naissance à des ensembles de peintures et de sculptures.

Des rétrospectives ont lieu à Londres, à Amsterdam, à New York et à Paris, au Grand Palais en 1973. 1965-1967. Série des Ustensiles. 1970-1975.

Construction de la Closerie Falbala. 1981-1982. Suite des Pyscho-sites. 1983-1984. Série des Mires, suivie de celle des Non-Lieux.

1985. Mort de Jean Dubuffet.

LES LIVRES

Dans l'abondante bibliographie consacrée à l'artiste, les éléments essentiels sont le Catalogue des travaux de Jean Dubuffet en 38 fascicules (Ed. de Minuit)

 

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Biographie
Influence

 

Biographie

 

Jean Dubuffet

 


JEAN DUBUFFET 1901-1985

L’œuvre de Jean Dubuffet est désormais si abondante, elle occupe une telle position dans notre horizon culturel (l’horizon d’une culture contre laquelle elle est cependant dirigée, qu’elle prend pour cible, dont elle entend marquer tout à la fois la clôture et le caractère répressif, sinon policier) que l’on s’étonne à se souvenir ou à observer que ce peintre n’aura commencé à produire qu’une fois la quarantaine passée et après s’y être essayé à plusieurs reprises sans succès.

1. Un travail de «déconstruction»

Né au Havre en 1901, Dubuffet commença à étudier la peinture dès 1916, tout en étant bientôt sollicité par la littérature, l’étude des langues (anciennes et modernes), la musique, etc. Mais il lui faudra attendre 1942, et les sombres jours de l’Occupation, pour décider de se consacrer définitivement à une activité dont il s’était très tôt détourné pour s’adonner à d’autres négoces. En fait, cette attente, ce long délai, cette difficulté, comme il l’écrit, à trouver l’Entrée sont au principe d’une entreprise qui n’a cessé, depuis lors, de prospérer, tandis que son projet, ses ambitions et son champ s’étendaient progressivement à la mesure d’une production toujours renouvelée et qui s’ordonne suivant un certain nombre de cycles dont chacun aura répondu à un propos systématique.

L’aversion déclarée de Jean Dubuffet pour l’art de chapelle, l’art aristocratique, sinon l’art de classe, appelait comme sa contrepartie l’idée, qui fait le fond du Prospectus aux amateurs de tout genre (1946), de peindre comme le pourrait faire tout un chacun, et pour le tout-venant.

Un tel programme, pas plus qu’il ne va de soi, n’a cependant rien de commun. Dubuffet devait bientôt découvrir qu’il ne pouvait intéresser qu’un cercle restreint (celui des premiers amateurs et exégètes de ses peintures:

Jean Paulhan, Georges Limbour, Francis Ponge...) et que, loin de prêter à la facilité et au laxisme en matière de théorie, il impliquait de la part du peintre un travail intense de «déconstruction», déconstruction d’idées, mais aussi d’habitudes, de pratiques, qui trouva sa première illustration dans les Marionnettes de la ville et de la campagne (1943-1944) et dans Mirobolus, Macadam & Cie (1945-1946), où le grand théâtre bariolé de la capitale alterne avec le dénuement des champs et des murs: préfiguration de l’oscillation qui fait le ressort de l’activité du peintre, dont la Correspondance nous apprend que l’humeur balance continuellement entre le goût d’une manifestation outrancièrement affirmée des mécanismes psychiques et manuels et celui d’une absence totale d’intervention.

(«Peut-être à serrer de plus près mes mobiles conclurait-on à un appel simultané et permanent de l’un et de l’autre de ces deux ordres, et de l’effet qui résulte de leur superposition, lequel est de souligner le caractère arbitraire, fallacieux, des regards que nous portons sur toutes choses...

Mais pas seulement cela. Pas seulement cet effet incommodant et, pourrait-on dire, négateur. Celui en même temps de faire apparaître l’intime appartenance de l’être humain à ce monde qui lui semble rempli de vertus mystérieuses.»)

2. Lumpen art et philosophie

«L’art doit naître du matériau [...], se nourrir des inscriptions, des tracés instinctifs. Peindre n’est pas teindre [...]. Le geste essentiel du peintre est d’enduire [...].

De la boue seulement suffit, rien qu’une seule boue monochrome, s’il s’agit seulement de peindre.» Extraits des Notes pour les fins lettrés (1946), ces préceptes rendent compte d’une bonne part de la production de Dubuffet jusqu’au tournant de L’Hourloupe (1963): des portraits (Plus beaux qu’ils croient, 1947) aux Corps de dames (1950-1951), des Sols et terrains (1952) aux Texturologies et Matériologies (1957-1958), en passant par les Pâtes battues (1953), les Assemblages (1953-1956) et autres Lieux cursifs (1957), et la grande suite lithographique des Phénomènes (à partir de 1958).

Autant de séries aux titres évocateurs et où un même projet se fait jour, celui d’une conversion du regard où le spectateur est appelé à tenir sa partie. («Le tableau ne sera pas regardé passivement, embrassé simultanément d’un regard instantané par son usager, mais bien revécu dans son élaboration, refait par la pensée et, si j’ose dire, re-agi.»)

Le recours à des pratiques (graffiti, incisions, grattages, empreintes), à des matériaux (sable, mâchefer, céruse, etc.) réputés indignes, de l’ordre du rebut, confère à la production de Dubuffet antérieure à L’Hourloupe une qualité sauvagement polémique que le critique américain Clement Greenberg a parfaitement définie en parlant de Lumpen art.

Il reste que, dès décembre 1950 (date d’exécution du Géologue, qui prend dans l’œuvre figure d’emblème), l’entreprise revêt un tour non plus tellement social ou politique que philosophique ou – comme Dubuffet aime à dire – mental: les Paysages mentaux, les Tables paysagées, les Pierres philosophiques, autant de séries rigoureusement développées, où le sol (et qu’est-ce donc qu’une table sinon un sol surélevé, assise offerte au travail d’écriture, de réflexion?) est progressivement érigé en mur, «mur de sol» dressé à la verticale, sol vu de surplomb, fond le plus sûr de toute figure, de toute figuration, de toute représentation.

La suite des Texturologies, ces «nappes d’égarement» ou de «sérénité», comme les nomme le peintre, où l’œil s’égare en effet faute d’y reconnaître aucun centre d’intérêt, aucun indice d’organisation figurative, cette suite marque l’aboutissement des recherches antérieures de Dubuffet en même temps qu’elle dénonce la limite du propos phénoménologique qui aura été le sien jusqu’alors: la mise entre parenthèses du regard conscient, la production (mise au jour) de ce à quoi nous ne prêtons pas attention, mais où nous sommes entés dès le principe, pareille réduction n’a de sens que si, loin de préparer la rentrée du «sujet» sous de nouveaux oripeaux, marqués au sceau de l’idéalisme, elle conduit à l’affirmation, affirmation toujours à reprendre et à réitérer, que derrière les choses il n’y a rien, rien d’autre que le fond.

Affirmation décidément scandaleuse quand on voit le peintre s’employer à contredire les structures les mieux assurées de la perception (et celle-là d’abord qui veut que toute perception soit perception d’une figure ou d’un fond), à les contredire et peut-être à les défaire, à les démonter obstinément.

3. «L’Hourloupe»

Ce propos, auquel répondit encore, sous des modalités différentes, la suite contemporaine des Matériologies, Dubuffet devait bientôt le considérer comme menant à une impasse (mais ce mot ne désignerait-il pas, aussi bien, quelques-unes des aventures picturales les plus radicales de ce temps?). Après le court intermède des Barbes, le parcours de l’œuvre s’infléchit brusquement: il semble que le peintre ait alors entendu renouer avec ses inspirations premières.

Les personnages riches en couleurs du Paris-Circus (1961-1962) sont figures du même théâtre que les marionnettes de ses débuts.

Mais il apparut bientôt que ce n’était pas là seulement régression, retour aux origines, goût persistant de l’anecdote, du pittoresque. Plutôt une variation, une récapitulation, préludant au grand cycle de L’Hourloupe, qui occupe le peintre jusqu’en 1974. Cycle où se résume l’entreprise entière de Dubuffet, à laquelle il confère sa vraie dimension. Mais le vrai, ici, la vérité ne sont pas de mise: Algèbre des incertitudes, Foire aux équivalences, Versant de l’erreur, Administration des leurres, autant de titres faits pour inquiéter, comme ce Donneur d’alarme (1963) qui aura pris la relève du Géologue des Sols et terrains; et, si dans «Hourloupe» il y a «loupe» (soit une référence à l’ordre optique), le mot n’est pas sans appeler par assonance celui d’entourloupe. Au pays de L’Hourloupe l’emporte décidément le graphisme le plus arbitraire, qui se développe aux dimensions de la toile jusqu’à constituer un réseau serré qui découpe sa surface en une suite de fragments étroitement imbriqués, pièces rayées de bleu et de rouge d’un puzzle fantasque, plus ou moins exactement ajustées sur le fond noir du tableau, labyrinthes faits pour égarer l’œil, comme déjà les Texturologies.

Non que le regard soit cette fois confronté au fond sur quoi s’enlèvent toutes figures: ce sont bien plutôt les figures qui s’assemblent et se combinent jusqu’à dérober le fond, jusqu’à se substituer à lui, en apparaître comme le manque, le défaut. À la grande rumination logologique de L’Hourloupe, les murs ne pouvaient suffire

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Conclusion

 

 

Il fallait au peintre trouver un autre espace, conquérir une autre dimension, celle du monument et des formes architecturées : les «peintures monumentées», en polyester expansé et coloré aux couleurs du cycle, témoignent de l’extension d’une production désormais conçue à l’échelle de la ville elle-même – la ville dont le peintre, après s’être longtemps attaché à restituer, à re-produire les sites, semble vouloir déranger l’organisation en introduisant dans son tissu telle Tour aux figures ou tel Jardin d’émail.

Une exposition retraçant l’itinéraire des dernières années de création a été organisée en 1991 à la Galerie nationale du Jeu de Paume. Celle que nous verrons au centre Beaubourg est la plus grande rétrospective de ce grand artiste.

La difficulté qu’on éprouve à classer une œuvre comme celle-là, à la situer dans le contexte de l’art contemporain, à lui assigner sa place dans une histoire, cette difficulté fait écho au long délai imposé au peintre à ses débuts. Comment faire œuvre, et œuvre d’art, en un temps où ces notions – celle d’œuvre, celle d’art – ont perdu toute autre nécessité que celle, parfaitement conventionnelle et arbitraire, que leur confère la culture, notre culture?

L’originalité de Dubuffet, au rebours de la position dadaïste, aura été de refuser les mesures de la culture et, loin de se plier à l’ordre qui veut qu’aujourd’hui n’importe quel objet ou détritus puisse trouver sa place au musée dès lors que signé, marqué au sceau d’un nom, de refuser de s’arrêter aux figures dernières d’une culture millénaire pour considérer le fond qu’elles offusquent et où sont implantées les productions désignées du nom d’«art brut», celles-là qui sont le fait d’individus étrangers aux milieux artistiques et soustraits à leur influence, et que le peintre collectionnait depuis plus de quarante ans, curieux qu’il était de l’impulsion sans pareille qui s’y fait jour. Fond sauvage, anonyme, aberrant: soit le paysage même de L’Hourloupe et, par-delà celle-ci, de l’œuvre entier de Jean Dubuffet.