Tristan et Yseult

Dimanche 19 décembre
La Criée
" Cartoon Sardine Théâtre "

 

 

Roman en vers de Béroul (seconde moitié du XIIe siècle), composé vers 1180 et dont subsiste un fragment de 4 485 vers que conserve un seul manuscrit, mutilé au début et à la fin, et souvent fautif.

Le narrateur de ce fragment, Béroul, se nomme aux vers 1 268 et 1 790 en prônant la qualité de son récit. Récit que recoupe jusqu'au vers 3 027 le texte d'Eilhart d'Oberg, une adaptation en moyen haut allemand composée vers 1170-1190, seule version complète conservée pour le XIIe siècle, et qui reprend ce qu'on a appelé la version "commune", par rapport à la version remaniée (parfois dite "courtoise") que propose le Tristan de Thomas et les textes qui en dérivent (voir article suivant). La trame, sinon le détail, a dû en être élaborée dès 1150 mais il est difficile de dater strictement le texte de Béroul, qui pourrait être issu de la jonction maladroite de deux fragments.

 

Le philtre d'amour et de mort
Un mythe occidental

 

 

Le philtre d'amour et de mort

Le premier épisode, mutilé, conte le rendez-vous sous un pin, de Tristan et d'Iseut, épouse du roi Marc. Conscients de la présence de Marc, caché dans l'arbre, les amants tiennent un discours truqué par lequel le héros regagne un temps la confiance du roi et peut revoir librement la reine. Mais, poussé par trois barons qui haïssent Tristan, et aidé par le nain Frocin(e), Marc prend en flagrant délit les amants (épisode de la fleur de farine) qu'il condamne à mort. Tristan parvient à échapper à ses gardes (épisode du saut de Tristan), tandis qu'Iseut, malgré les lamentations du peuple de Cornouailles et l'intervention rigoureusement argumentée de Dinas le sénéchal, est conduite au bûcher. Secondé par son fidèle écuyer, Gouvernal, Tristan libère la reine au moment où elle allait être livrée au chef d'une horrible troupe de lépreux, et tous trois s'enfuient dans la forêt du Morois. Ils survivent grâce aux talents de chasseur de Tristan et au dévouement de Gouvernal. Le chien Husdent les rejoint et le héros le dresse à chasser à la muette. Traqués, affaiblis, peu à peu démunis de tout, les amants refusent cependant de se repentir comme les y exhorte l'ermite Ogrin. Malgré l'"aspre vie" qui est la leur, ils goûtent dans le Morois un bonheur intense. Gouvernal tue sauvagement l'un des trois barons. La vision de l'épée nue que Tristan a placée par hasard entre leurs corps, un jour où il s'est endormi auprès d'Iseut dans leur hutte de feuillage, désarme le bras de Marc lorsqu'il surprend les dormeurs. Mais le couple vit désormais dans la terreur (songe d'Iseut). Au bout de trois ans cependant, le pouvoir du philtre cesse, ou s'affaiblit. Prenant conscience, dans deux monologues parallèles, de leur dénuement, de leur faute vis-à-vis de Marc, de leur responsabilité à l'égard de la société, les amants retournent auprès de l'ermite qui s'entremet pour réconcilier Iseut et le roi. Marc accepte de reprendre la reine mais Tristan doit s'exiler. De fait, s'il rend bien la reine à son époux devant une assistance en liesse, Tristan, à la demande d'Iseut, se réfugie dans la forêt, et le fidèle Périnis sert de messager entre la reine et lui. Les trois barons cependant - l'incohérence est dans le récit -, dont l'hostilité n'a pas désarmé, obligent Marc à soumettre la reine à un serment purgatoire [ou "escondit"]. Après avoir demandé l'aide et la présence d'Arthur et de ses chevaliers et tandis que Tristan se déguise en lépreux, Iseut dispose la mise en scène de la traversée du Mal Pas, jurant ensuite qu'aucun homme n'est entré entre ses cuisses sauf le roi Marc... et le lépreux qu'elle vient de chevaucher. Rejetant le masque du lépreux pour celui du chevalier aux armes noires, Tristan se débarrasse, dans le tournoi qui suit, de quelques-uns de ses ennemis. La suite du fragment semble confirmer le triomphe des amants sur le clan des barons: Tristan met à mort l'un d'eux, transperce un autre d'une flèche dans l'œil - là s'arrête net le récit -, et goûte de nouveau dans la chambre de la reine aux plaisirs de l'amour.

 

 

 

Un mythe occidental

Le récit de Béroul fait plusieurs allusions à des épisodes antérieurs de la légende: mort du Morholt, blessure du héros, quête d'Iseut, scène du philtre, etc. Lorsqu'il s'achève, rien n'annonce cependant la suite ordinaire du récit, la séparation du couple, le mariage de Tristan, la mort des amants, telle que la content Eilhart et Thomas. Riche d'événements, il se présente plutôt, dans la partie qui subsiste, comme une succession de séquences narratives que cadrent les interventions d'un narrateur habile à susciter la sympathie du public pour les amants, à orienter son écoute de l'œuvre, à lui suggérer, sur le mode obsédant de l'irréel, tous les possibles qui pourraient entraver ou modifier le déroulement de l'histoire, mais qui n'adviendront pas. En écho, la prouesse de Tristan, le vainqueur du Morholt puis du redoutable "serpent cresté", reste elle aussi évoquée, rejetée dans le passé. Jamais le héros n'obtient, par exemple, de livrer un duel judiciaire au nom d'Iseut et de prouver ainsi aux yeux du monde l'innocence de leurs relations. Le personnage que nous suivons s'impose bien davantage par ses capacités sportives que proprement guerrières, son aptitude à survivre dans un milieu hostile, à chasser, à inventer un arc merveilleux, "l'arc qui ne faut", à dresser un chien, et qui, à la fin du récit, ne joutera que masqué de noir. Même effet de contre-emploi pour le personnage d'Iseut, qui apparaît bien souvent humiliée, prisonnière, réduite à une vie misérable, toujours sur le qui-vive, et dont les seules armes restent les ruses du langage: échange truqué du rendez-vous épié, paroles à double sens (obscène?) sur le compte du pseudo-lépreux (Tristan), serment purgatoire faussé dans son esprit sinon dans la précision crue de sa lettre, paroles véritablement meurtrières, dictant à Tristan, au finale du récit, l'aveuglement mortel du voyeur. Il se dégage cependant de ce texte fondateur de la littérature médiévale un souffle qui lui conférera la puissance d'un mythe : l'amour total est une course à la mort.

En dépit des protestations du narrateur, ce récit sauvage, le plus souvent déroulé dans la forêt de "l'aspre vie" ou dans des chambres tachées de sang, ne semble guère influencé par une vision courtoise de l'amour. Sans jamais condamner les amants - le philtre alibi les prive durant trois ans au moins de leur libre arbitre et les rend innocents devant Dieu comme devant le lecteur -, Béroul montre le scandale que constitue dans la société féodale le désir amoureux et l'impossibilité d'intégrer la passion aux normes du monde. Ni les trois barons, incarnation toujours renaissante de l'ordre social, ni l'ermite, représentant d'un ordre religieux plus enclin aux indispensables accommodements, ne peuvent en admettre l'existence. En tant que roi et garant de l'ordre féodal sinon de l'ordre moral, Marc lui-même, qui balance sans cesse entre haine et amour, entre fureur et tendresse, se doit, se devrait d'agir et de mettre à mort son neveu. Il n'est guère que le monde d'Arthur, le monde autre de la fiction, qui puisse venir, le temps du serment purgatoire, cautionner la passion et la parer, bien fugitivement, des couleurs courtoises. Mais les amants eux-mêmes, qui ne parviennent jamais, même après l'affaiblissement du philtre, à se séparer, rejettent leur amour et lui dénient toute valeur. Au cri d'Iseut devant l'ermite - il ne m'aime pas, je ne l'aime pas, notre seul lien est la boisson que nous avons partagée - font écho, au Mal Pas, les paroles de Tristan assimilant le désir amoureux à l'horrible brûlure de la lèpre.

La version du Cartoon Sardine theatre conserve au texte son côté épique et le foisonnement de personnages hauts en couleur. Il apporte une dimension dynamique au mythe l'inscrivant dans une théâtralité aux multiples facettes.