Turandot de Puccini All’Arena di Verona 19 août 2022 avec Opéravenir

Il mio mistero è chiuso in me!

Il est des moments où le présent télescope le passé. Dans la Chine antique, sous la dynastie des Shang (1600 – 1046), une jeune princesse dont l’ancêtre a été violée par un prince étranger, condamne à mort tous les prétendants à sa main qui ne répondent pas à trois énigmes. Vengeance et désir de pureté l’animent. Un prince inconnu relève le défi et lui fait découvrir l’amour.

Resté inachevé et créé après sa mort, Turandot est l’ultime opéra de Giacomo Puccini (1858-1924). Loin du vérisme des débuts, Turandot est une œuvre profonde et colorée dont la modernité d’écriture et la richesse de l’orchestration placent presque le compositeur à la pointe de l’avant-garde musicale.

Une comédie vénitienne de Carlo Gozzi (1720-1808)
Aux temps légendaires de Pékin, la cruelle princesse Turandot oblige tous ses prétendants à répondre à trois énigmes : jusque-là tous ont échoué et tous ont été tués par les gardes de la princesse.

Lorsque le Prince Calaf paraît devant le palais de Turandot, il est fasciné par la beauté altière de cette dernière et décide à son tour de l’affronter en tentant les épreuves. Timour son père, les trois ministres impériaux Ping, Pang, Pong ne parviennent pas à l’en dissuader. Calaf frappe le gong qui ordonne le lancement du défi. Après de fastueux divertissements, la princesse parait et pose ses trois énigmes que Calaf résout à la surprise de tous. Heureux triomphateur de ces mystères le sang, la speranza, et Turandot, le prince est déclaré vainqueur et peut prétendre à la main de Turandot. Mais il lui lance à son tour un défi : si celle-ci trouve son nom d’ici l’aube, il mourra, sinon elle lui reviendra à jamais. Finalement dans un dénouement heureux, Turandot succombe à l’emprise de la passion du prince, renonce à cette épreuve et annonce au peuple le nom, son nom mystérieux : Amour…

Giacomo Puccini entre tradition et modernité
Giacomo Puccini est l’un des plus grands compositeurs de la première moitié du XXème siècle. Il s’illustre principalement dans le genre de l’opéra, et se rattache au courant du vérisme bien qu’il le dépasse en y mêlant romantisme de l’expression et modernité du langage musical.

Puccini suit des études musicales dans la continuité de la tradition familiale. Il devient organiste, et découvre l’opéra en assistant à une représentation d’Aïda de Verdi grâce à l’un de ses professeurs. De 1880 à 1883, il se forme au conservatoire de Milan auprès de Ponchielli. En 1882, Puccini se fait connaître avec Le Villi, à l’occasion d’un concours d’écriture qu’il ne remporte pas mais qui lui vaut une commande de l’éditeur Ricordi.

Le troisième opéra de Puccini, Manon Lescaut, est un franc succès, et marque le début d’une collaboration heureuse avec les librettistes Luigi Illica et Giuseppe Giacosa. En 1896 a lieu la création de La Bohême, opéra qui n’emporte pas d’emblée l’adhésion du public, mais devient très populaire quelques années plus tard. Tosca en 1900 constitue un tournant : dans la lignée du vérisme, il place la ferveur nationaliste au cœur de l’intrigue sentimentale. L’œuvre ne suscitera l’enthousiasme du public que lors de sa reprise par Toscanini. L’opéra Madame Butterfly en 1910 est accueilli tout aussi froidement, malgré la subtilité de son orchestration. La création de La Fanciulla del West provoque une réaction plus favorable, mais qui ne dure pas.

Après avoir composé Il trittico, (Gianni Schichi, Il Tabarro, Suora Angelica) Puccini laisse son dernier ouvrage inachevé. Turandot, au même titre que ses autres œuvres de maturité, est pourtant considéré de nos jours comme une pièce maîtresse du répertoire lyrique. Grand fumeur et chasseur, goûtant tous les plaisirs de la vie, Puccini meurt prématurément d’un cancer de la gorge à Bruxelles à 66 ans.

Le sens de l’œuvre
Puccini s’empare de la comédie de Gozzi (1762) pour lui donner, au-delà de son aspect symbolique, une dimension humaine universelle : il prête une véritable épaisseur psychologique au personnage de Turandot, dont il cherche à expliquer les motivations, et il invente le sacrifice de la petite esclave Liu.

Avec Puccini, Turandot marquera la victoire de l’Amour sur une barbarie d’un autre âge. Même si l’intrigue se situe « à Pékin, dans les temps légendaires » Puccini la conçoit en « homme moderne ». Le 18 mars 1920, alors qu’il vient d’arrêter son choix sur ce qui lui apparaît comme le « grand sujet » qu’il recherche pour composer le « grand opéra » qui pourrait être son Aïda à lui, il écrit à un de ses librettiste Renato Simoni qu’il souhaite : « une Turandot à travers le cerveau moderne, le tien, celui d’Adami et le mien ».

Le compositeur et ses deux librettistes, Simoni et Adami, se mettent au travail avec cette perspective « moderne » qui les conduit à éliminer tous les éléments secondaires pour recentrer l’action sur trois actes. Si en termes de présence scénique, le rôle-titre est court, il est en revanche d’une extrême densité dramatique. Dépassant la perspective retenue par ses devanciers, notamment Feruccio Busoni, Puccini veut : « renforcer la passion de Turandot qui a couvé si longtemps sous la cendre de son orgueil… ».

Par rapport aux opéras précédents, on notera aussi l’importance de la foule qui commente, admire, se lamente, souffre, incarnant un « personnage collectif » comme dans les opéras russes de Moussorgski.

Par ailleurs quand apparaissent Ping, Pang et Pong, le compositeur tisse une sublime trame orchestrale, parsemée d’orientalisme et de pentatonisme. Car même s’il emploie gongs chinois, cloches et xylophones, toute la saveur de son orientalisme musical réside dans la subtilité de l’orchestration et un très habile traitement harmonique. Si Turandot est évidemment un grand spectacle exigeant des voix puissantes et un orchestre développé (que seules quelques grandes maisons lyriques peuvent déployer), il ne faut pas oublier que, derrière la férocité, la démesure et le sang, se cache la partition la plus hardie, la plus magique de Puccini, tout comme derrière l’héroïne se cache une femme, qui sous l’emprise d’un baiser abandonne sa cruauté en chantant « Que m’arrive-t-il ? Je suis perdue !» Elle est sous emprise…

La glaciale Turandot
Car la Princesse est d’abord cette beauté presque effrayante, hiératique et muette, qui fait sa première apparition dans « un rayon de lune ». Au premier acte, quand seul retentit son thème musical qui se déploie majestueusement, elle paraît désincarnée, captivant son entourage comme un Sphinx impitoyable. Puis au second acte, dans son grand air « In questa reggia », elle semble se transformer en une femme capable d’expliquer logiquement son étrange cruauté à l’égard des hommes. Elle avoue chercher ainsi à venger son aïeule autrefois violée et tuée par un étranger. Turandot laisse percevoir son angoisse paralysante derrière son masque de cruauté. Est-elle une femme à jamais traumatisée par le souvenir de ce crime ancien ? Ou bien un monstre sanguinaire, hanté par de terribles fantasmes ? La Princesse ne pourra pas réprimer complètement son inconscient désir de devenir femme grâce à ce prince étranger qui a surmonté l’épreuve des trois énigmes. Son chant demandant une tessiture très étendue associe de redoutables ascensions dans l’aigu à de subtiles nuances qui laissent entendre toute sa vulnérabilité.

L’émouvante Liù 
La modification la plus importante apportée par Puccini à la comédie de Gozzi est la création du personnage de Liù. Comme il le dit à ses librettistes, Puccini entend bien « faire subir à l’œuvre un nouveau virage tragique ». C’est ainsi que va naître ce bouleversant personnage, archétype de l’héroïne puccinienne. La jeune esclave incarne l’amour jusqu’au sacrifice suprême. Torturée pour qu’elle dévoile le nom du prince inconnu elle se tue devant Turandot en lui dévoilant la Force de l’Amour. « Chi pose tanta forza nel tuo cuore ? » « Principessa, l’amore ! »

Liù est caractéristique de ces personnages féminins si émouvants dont la fragilité et la candeur signent la perte inéluctable.  Elle est la petite « sœur » de la Mimi de La Bohème (1896). Liù a les mêmes accents touchants que la délicate et trop confiante Butterfly. Elle forme un contraste saisissant avec la froide et inflexible Turandot. Pourtant sous la torture c’est elle qui indiquera le chemin du bonheur à la princesse, l’Amour. « Perché, tacendo, io gli do il tuo amore… » Car, en me taisant, je lui donne ton amour…Son sacrifice « epiphanise » tous les protagonistes présents bouleversés qui selon Puccini lui-même sentent descendre en eux la force de l’amour.

Le mystérieux Calaf
Calaf est un héros d’opéra qui m’a toujours fasciné lorsqu’il chante son air célèbre Nessun Dorma (que nul ne dorme !) il a cette phrase énigmatique « il mio mistero é chiuso in me ». Mon mystère est clos en moi. Sur cette phrase Puccini infléchit la mélodie en doublant la voix par les cordes avec comme indication con morbidezza (avec douceur). C’est la définition de ce que Pirandello (contemporain de Puccini) appelait l’incommunicabilité des humains. Il y a en chacun de nous une part de mystère impénétrable aux autres et parfois à soi-même.

Nessun dorma !   Nessun dorma…
Tu pure, o Principessa,
Nella tua fredda stanza
Guardi le stelle che tremano
D’Amore e di speranza !
Ma il mio mistero è chiuso in me,
Il nome mio nessun saprà !…
Dilegua, o notte !…
Tramontate, stelle !
All’alba vincerò !
Vincerò! Vincerò!

Que nul ne dorme ! Que nul ne dorme… Toi non plus, ô Princesse ! Dans ta chambre glacée tu regardes les étoiles qui tremblent d’amour et d’espérance ! Mais mon mystère est enfermé en moi. Personne ne saura mon nom ! Dissipe-toi, ô nuit ! Disparaissez, étoiles ! A l’aube je vaincrai !  Je Vaincrai !  Je Vaincrai !

L’inachèvement métaphorique
La part d’inconnu de Turandot réside dans son inachèvement. On ne saura jamais ce que Puccini voulait pour le grand duo final qu’il appelait son « Tristan et Isolde italien. » Puccini composait lentement. Il mit cinq ans pour mener à bien Turandot et encore ne l’acheva-t-il pas à cause de son état de santé.

Toscanini a cru faire le meilleur choix en confiant l’achèvement de la partition à son ami et disciple Franco Alfano (1875-1954) dont il avait apprécié l’opéra Résurrection d’après Tolstoï. (1909). Plus tard Luciano Berio proposera le sien plus intimiste et humble d’après les esquisses du maître.

Petit souvenir familial. Ma mère qui vivait à Milan en 1926 a assisté à la première de l’œuvre et me racontait l’émotion du public de la Scala lorsqu’après la scène de la mort de Liù, Toscanini se tourna vers le public et dit « E qui, il maestro non puo piu scrivere piu avanti ».

Cet inachèvement semble signifier symboliquement que l’amour lui-même est insondable, hors du temps et des époques, « incompiuto », suspendu dans sa dimension universelle. Catherine Duault pose la question essentielle. Quelle fin aurait écrit Puccini capable de faire suite à l’étonnant crescendo émotionnel que constitue le suicide de Liù ?

Car Puccini est autant homme de théâtre que compositeur. Tous ses opéras savent saisir le spectateur mélomane à la gorge. Ce que souligne bien Igor Stravinski lorsqu’il déclare :

« Chaque fois qu’on l’entend, la musique de Puccini semble plus belle ».

Pour mieux s’en rendre compte nous conseillons aux amis qui viendront avec nous à Vérone sur YouTube la version d’Orange en 2012 avec les sous titres en français

Jean-François Principiano