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III. LA CRITIQUE AU NOM DE L'EXPERIENCE
1. Les méthodes de Hume et de Kant La philosophie critique du XVIIIe s. refuse l'intuition intellectuelle : la pensée à elle seule n'est pas capable de connaître une quelconque réalité. Kant, par exemple, scinde radicalement le penser et le connaître (il critique par exemple, l'argument ontologique, en affirmant que l'existence n'est pas un prédicat, ce qui signifie que l'existence d'une chose est d'un autre ordre que son concept). Les philosophes d'inspiration empiriste posent la nécessité d'une impression sensible, spatio-temporelle, pour toute connaissance valable. Ils refusent l'intuition intellectuelle. Il n'y a d'intuition que sensible. Ces positions communes n'excluent pas certaines différences. Pour Hume (Ecosse, 1711-1776) l'intuition sensible est nécessaire et quasiment suffisante : la pensée ne fait qu'associer les données sensibles (on parle souvent d'associationnisme pour l'empirisme) en une synthèse a posteriori. Une telle connaissance a forcément une portée restreinte et elle s'accompagne de scepticisme. Ainsi Hume rejette-t-il la notion de cause parce qu'elle contient une notion a priori (si A est cause de B, B suit toujours et nécessairement A, ce que l'on ne peut évidemment tirer de l'observation). Elle est impropre à la science (je constate que A se montre et puis que B apparaît, mais non que B apparaît parce que A se montre). Elle n'est qu'une disposition subjective due à l'habitude.
L'expérience suppose, dit Kant, un certain nombre de conditions a priori de possibilité qu'il appelle "transcendantales". Tout d'abord, des formes de la sensibilité, l'espace et le temps, sont des intuitions a priori (non tirées de l'expérience) et sont indispensables pour qu'un objet nous soit donné à connaître. De plus, les catégories de l'entendement (notions a priori de cause, de substance, etc...) sont indispensables pour qu'un objet soit pensé par nous. C'est ainsi que certaines "principes de l'entendement pur" (par ex. le principe de causalité, qui dit : tout ce qui arrive suppose quelque chose à quoi il succède d'après une règle), qui sont d'authentiques jugements synthétiques a priori, renvoyant à l'activité d'un "ich denke" (appelé "sujet transcendantal"), sont des conditions de possibilité de l'expérience. Pas d'expérience ni d'objectivité scientifique sans structuration à partir de ces préalables. Cette justification d'un certain nombre de principes a priori comporte des limites. Premièrement, ces principes n'ont pas de valeur objective hors de leur application dans le domaine de l'expérience qu'ils servent à comprendre (on ne peut par exemple pas faire jouer le principe de causalité pour démontrer l'existence de Dieu). Deuxièmement, la structuration a priori de l'objet d'expérience entraîne selon Kant une conséquence capitale : notre connaissance scientifique et les principes qu'elle présuppose ne portent que sur des phénomènes (c'est-à-dire les choses telles qu'elles nous apparaissent selon les conditions de notre sensibilité, conjuguées avec celles de notre entendement) et non sur la chose en soi ou "noumène" (c'est-à-dire l'être même des choses), que nous pouvons penser, certes, mais reste à tout jamais inaccessible au savoir. 2. Résultat concernant la nature humaine Les philosophes de l'expérience admettent l'intuition introspective dans la seule mesure où elle est sensible. Nous avons l'expérience sensible de nos états successifs et discontinus mais nous n'avons pas, jusqu'à nouvel ordre, d'expérience d'une substance pensante qui ferait la réalité stable du moi, sa personnalité. L'identité du moi, ce substrat permanent auquel sont supposées se rapporter nos différentes impressions (y compris celles de nos idées, de nos volitions, etc ...) demeure un problème insoluble pour la connaissance. Hume écrit : "Il doit forcément y avoir une certaine impression, qui donne naissance à toute idée réelle. Mais le moi ou la personne ne consiste en aucune impression particulière : elle est ce à quoi sont supposées se rapporter nos différentes impressions et idées. Si une impression quelconque donne naissance à l'idée du moi, cette impression doit persister invariablement identique durant tout le cours de notre vie, puisque le moi est supposé exister de la sorte. Mais il n'y a pas d'impression constante et invariable. Douleur et plaisir, chagrin et joie, passions et sensations, se succèdent les uns aux autres et n'existent jamais tous en même temps, ce ne peut donc être d'aucune de ces impressions, ni d'aucune autre, que dérive l'idée du moi, et par conséquent, il n'y a pas de telle idée (...). Quand, pendant un certain temps, nos perceptions sont supprimées, comme il arrive par l'effet d'un profond sommeil, aussi longtemps je suis sans conscience de moi-même et l'on peut dire à bon droit que je n'existe point (...). Si quelqu'un, à la suite d'une réflexion sérieuse et sans préjugé pense avoir une notion différente de lui-même, je dois avouer que je ne puis raisonner plus longtemps avec lui. Tout ce qu'il m'est possible de lui accorder c'est qu'il peut avoir raison aussi bien que moi, et que nous différons essentiellement en ce point" (Traité de la nature humaine, t I, IVe partie, sec. VI). On pourrait penser qu'il en va tout autrement pour Kant puisque celui-ci reconnaît un sujet transcendantal synthétisant les données sensibles selon des catégories a priori aussi stables que la science objective elle-même. Il n'en est rien. La pensée catégoriale étant une condition épistémologique de possibilité de toute connaissance d'objet, elle ne saurait être elle-même objet de telle connaissance. C'est donc un "paralogisme" de la raison pure que de passer de l'activité synthétique du "ich denke" à une substance spirituelle (stable, semblable chez tous, immortelle, etc ...) qui se trouverait en quelque sorte derrière ou sous les diverses impressions que j'ai de moi-même. En revanche, une connaissance phénoménale de moi-même est possible (au moyen des impressions diverses synthétisées en fonction des catégories), celle de mon "sujet empirique", mais elle est soumise aux mêmes conditions temporelles que tout autre objet de savoir phénoménal et ne permet pas d'atteindre la chose en soi qui serait au fondement des impressions que j'ai de moi-même. L'introspection n'a donc pas les privilèges que Descartes lui accordait. La non-connaissance de principe du sujet pensant n'est cependant pas, pour les philosophes de l'expérience, une négation de son existence. Il y a pour Hume une croyance de bon aloi en un je identique, sujet de connaissance et responsable de ses actes. De même, pour Kant, il y a un sentiment de soi renvoyant à la source de la pensée et de l'action. Ces certitudes, indispensables dans la vie courante, sont légitimes pour autant qu'elle ne se présentent pas comme savoir. C'est ainsi qu'il semble à Hume qu'il n'est pas possible de comprendre un ordonnancement du monde sensoriel si on ne suppose pas des lois générales d'association qui se fondent sur une nature humaine semblable chez tous. De même, l'étude des moeurs montre que tous les hommes éprouvent devant certains actes un sentiment de désapprobation et devant d'autres un sentiment d'approbation, ce qui indiquerait une orientation morale de la nature humaine. De son côté, Kant renonce à connaître une essence de l'homme en soi mais toute sa philosophie implique une stabilité de la nature humaine, qu'il traite des conditions universelles de la connaissance humaine objective ou qu'il montre, en ce qui concerne les moeurs, que les hommes s'estiment obligés d'obéir à une loi rationnelle intérieure. 3. Commentaires
Dès que l'homme se considère comme un objet de savoir empirique, il peut s'observer au moyen de méthodes analogues à celles des sciences naturelles. Cela se produisit surtout à partir du siècle suivant : forte de ses succès dans l'exploration des choses de la nature, la méthode scientifique s'étendit aux faits humains de manière à donner naissance à la psychologie et à la sociologie. Kant, en raison des conditions a priori de l'objectivité qu'il avait mises en lumière, faisait la distinction du phénomène connaissable et de la chose en soi. La connaissance des phénomènes humains pouvait, selon lui, aller de pair avec une certitude, non dans le cadre du savoir, mais dans celui de la pratique morale, de la réalité supra-sensible de l'homme et de sa liberté. Le scientisme a cependant marqué la naissance et les premiers développements des sciences humaines. Il consiste non dans la simple exploration des phénomènes humains, mais dans la négation de ce qui, en l'homme n'entre pas dans les grilles de lecture de la science objective. La sociologie, définie par A. Comte comme une "physique sociale" et la psychologie, à la suite de la physiologie, donnèrent souvent une portée absolue à l'étude déterministe du comportement et des lois qui règlent ses diverses composantes. "Toutes deux, sans oublier le renfort de l'économie et de l'histoire, en viennent bientôt à enclore l'homme en une série de conditionnements, dont chacune, au reste, prétend à la suprématie. Pour l'essentiel, ces sciences s'accordent parfaitement, aboutissent aux mêmes affirmations : la liberté n'est, dans la meilleure des hypothèses, qu'un leurre de l'intériorité; la vérité de l'homme est toujours ailleurs : dans sa constitution physiologique, dans son milieu, dans son éducation, dans les réalités économiques qu'il doit affronter, etc ...; la portée de ses actes réside dans leurs causes et non dans leur signification; et les fins, s'il y en a, ne sont prises en considération que dans la mesure où elles se laissent ramener à des causes. Partout, la vérité, si du moins on l'atteint à son niveau ultime, se découvre être calcul et rapport de forces" (A. DE WAELHENS, article Homme dans l'Encyclopedia Universalis, p. 506). La phénoménologie contemporaine dénonce la tendance à oublier qu'il n'y a d'objectivité que pour une subjectivité et que tout objet de savoir doit sa signification à une intentionnalité signifiante qui lui est irréductible. ________________________________________________ |
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