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CHAPITRE III c
LE SUJET INCARNÉ

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III. LA PRIMAUTÉ DU CORPS VÉCU OU CORPS SUJET

Revenons à présent au problème du corps.

Jusqu'à un certain point, qu'il nous incombe de préciser, je puis me décrire comme objet de telle taille, à telle distance de la table, etc ... Choisir chaussure à son pied ou chemise à son encolure, s'alimenter, se soigner, se faufiler dans un passage étroit, tout cela peut impliquer une représentation objective du corps, analogue à la représentation scientifique et technique. Les problèmes de conduite et d'entretien ressemblent, jusqu'à un certain point, à ceux d'une voiture. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit d'un objet étendu (dont les parties sont extérieures entre elles) et situé parmi d'autres dans l'espace.


Il s'en faut pourtant de beaucoup pour que cette expérience du corps soit originaire ("originaire" signifie non seulement premier dans le temps, mais aussi fondamental). L'expérience originaire est celle d'un corps vécu, c'est-à-dire celle du corps propre ou encore du corps mien.

La science objective elle-même reconnaît au corps certains caractères qui le distinguent des autres choses. La biologie et la physiologie lui reconnaissent une auto-organisation qui ordonne les parties entre elles dans une unité fonctionnelle (maintien en vie malgré les modifications). La psychologie expérimentale, bien qu'elle objective le corps, reconnaît que, contrairement aux autres objets, il accompagnera toujours le sujet et que celui-ci ne peut le contempler tout à fait du dehors. Elle reconnaît aussi que le corps est affectif, qu'il ressent ses modifications comme plaisir ou douleur. Elle reconnaît enfin que nous avons des sensations spéciales "kinesthésiques", qui nous renseignent sur nos mouvements, autrement que pour les autres objets, dont les déplacements ne nous sont renseignés que par les cinq sens.La pudeur est l'appréhension d'être soi-même dévoilé dans la nudité du corps

Mais il y a plus. Tout d'abord, le "schéma corporel" interne dont nous parle la psychologie empirique sur base notamment de la kinesthésie et de la sensibilité à la douleur et au plaisir, reste un schéma tributaire de l'étendue (partes extra partes). Or, l'expérience même du corps mien est celle d'une totalité sans distance. Je ne dis pas "je lave mon corps", mais "je me lave", ni "mon pied a mal", mais "j'ai mal au pied". La subjectivité est directement et entièrement engagée dans toute modification de mon corps. Il ne suffit donc pas de dire que j'ai mon corps, il faut dire que je le suis. La pudeur, par exemple, est l'appréhension confuse d'être soi-même dévoilé et vulnérable dans la nudité du corps. D'autre part, et nous atteignons ici le point fondamental, le corps propre n'est pas une chose parce qu'il est notre accès aux choses. Il n'y a de chose matérielle que pour une intentionnalité qui est déjà corporelle (incarnée : en chair). La corporéité de l'intentionnalité ou, plus concrètement, le corps-sujet est le préalable à toute rencontre d'une chose dans le monde (en ce compris la propre rencontre de mon corps comme chose)

Comme le fait remarquer De Waelhens : "Eprouver mon corps et le vivre comme l'origine de toutes mes prises sur le monde, c'est le traiter en ici fondamental. Mais c'est du même coup m'interdire de le voir parmi les choses comme un arbre est vu parmi tous les arbres de la forêt" (La philosophie et les expériences naturelles, La Haye, Nijhoff, 1961, p. 65).

Il faut par conséquent préciser, à propos de la spatialité du corps, que ce n'est pas l'espace géométrique (extériorité et homogénéité de toutes les parties) qui, originairement, lui donne sens en permettant de le mesurer et de le situer. C'est l'inverse, ainsi que l'explique Merleau-Ponty :

"L'expérience révèle sous l'espace objectif, dans lequel finalement le corps prend place, une spatialité dont la première n'est que l'enveloppe et qui se confond avec l'être même du corps. Etre corps, c'est être noué à un certain monde, avons-nous vu, et notre corps n'est pas d'abord dans l'espace : il est à l'espace" (Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 173).

Loin, près, à droite, à gauche, en haut, en bas, n'ont de sens que par l'expérience vécue du corps mien. Toute autre construction de l'espace repose sur ces significations fondamentales.


Il était nécessaire de procéder selon une méthode nouvelle, de type phénoménologique de description de la conscience, pour découvrir l'expérience primordiale du corps-sujet. L'intentionnalité réfléchie, dont nous avons vu qu'elle pose son objet comme distinct d'elle tout en étant conscience de soi, ne peut que considérer le corps du dehors, comme une chose, une machine ou, au mieux, comme un organisme qui m'accompagne toujours. Dans ce cas, je me considère uni à un corps, ayant un corps. L'intentionnalité préréfléchie, dont nous avons vu qu'elle ne pose pas son objet comme distinct d'elle, se vit au contraire comme identique au corps. Dans ce cas, je suis le corps que j'ai. Cette expérience vécue du corps mien sous-tend toujours la conscience réflexive que je puis en prendre comme objet. L'examen objectif du corps n'épuisera d'ailleurs jamais le vécu primordial. Si la conscience était conçue comme une substance pensante non-étendue et non comme intentionnalité , sa relation au corps ne pourrait être conçue que sur le mode de l'avoir et non sur celui de l'être, conception qui empêchait Descartes de comprendre l'incarnation du sujet. (Notons à propos de ce mot ainsi que du titre du présent chapitre, qu'il convient de se garder de certaines connotations théologiques : il ne peut être question ici d'affirmer l'existence du sujet avant son incarnation).

La conclusion de cette section n'est pas de contester la validité des considérations objectives et scientifiques relatives au corps, mais plutôt de les situer comme inexhaustives et, surtout, subordonnées à une expérience vécue du corps propre.

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UCL | Droit | Mise à jour : 03.03.99 - Responsable : Thomas De Praetere

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